Selon Nietzsche, les vrais grands livres sont rares : eux seuls font oublier les autres livres. La Recherche est dans ce cas. Comme La Divine Comédie de Dante, comme le théâtre de Shakespeare, elle ne reproduit pas le monde, elle le produit. Sans doute Dieu a disparu de cette cosmogonie, mais que de livres en un seul ! Celui de l'enfance, celui des désirs, celui de la mondanité et de la nature, celui de l'amour, celui du sexe et de la mort, celui de l'art enfin qui se construit sous nos yeux. A chacune de nos questions humaines Proust répond d'une manière qui peut sembler définitive, plus fin que Marivaux et aussi fort que Michel-Ange.
Née de l'intelligence la plus pénétrante de ce siècle, la Recherche est l'œuvre la plus généreuse dont nous puissions disposer : transmutation perpétuelle du particulier en universel, elle donne à son lecteur l'impression d'être l'auteur de ce qu'il lit.
Cet autoportrait, qu'ont risqué avant lui saint Augustin, Montaigne ou Rousseau, Proust seul l'a pleinement réalisé en le soumettant comme le Monde à l'épreuve du Temps, vrai protagoniste de ce livre immense. L'impossible littéraire est ici atteint : ce livre des idées est aussi un poème, ce drame universel est également l'œuvre d'un grand auteur comique. Le désenchantement débouche sur la joie.
Bernard Raffalli.