Jean-Jacques LECERCLE - Après l'âge d'or : le récit policier britannique contemporain
entre nostalgie et hybridation
Que se passe-t-il lorsqu'un genre survit à son âge d'or ? En s'appuyant sur des romans contemporains et sur des séries télévisées britanniques (souvent inspirées de romans), on analyse la fiction policière britannique contemporaine sous les deux aspects de la répétition nostalgique et du pastiche, et de l'hybridation avec le roman noir. Où il apparaît que si la fiction policière de l'âge d'or peut s'analyser en termes d'empirisme, la fiction contemporaine relève à la fois d'un hyper-empirisme technologique et d'un retour du platonisme, et que les concepts les plus adéquats pour en rendre compte pourraient bien se trouver chez le Lukács de la Théorie du roman.
What happens when a literary genre is past its golden age? By analysing a number of contemporary novels and television series (often derived from novels) an account of contemporary British crime fiction is given in terms of nostalgic repetition turning into pastiche and hybrids between detective stories and the noir novel. Whence it appears that such fiction is characterised by a mixture of hy-per-empiricism and a resurgence of Platonism, and that the concepts needed to account for it may well be found in the philosophy of the young Lukács.
Jean-Pierre NAUGRETTE - Sherlock (BBC 2010) : un nouveau limier pour le XXIe siècle ?
La récente série Sherlock de la BBC a d'ores et déjà renouvelé l'univers créé par Conan Doyle en 1887. Dans le Londres actuel, deux jeunes gens maniant blogs, ordinateurs et téléphones portables se lancent allègrement dans de nouvelles aventures à la fois ludiques et sérieuses. Mark Gatiss et Steven Moffat, créateurs et scénaristes de la série, ont voulu transposer le décor victorien, et faire de Sherlock Holmes et de son fidèle faire-valoir le Dr Watson nos immédiats contemporains. Jouant habilement sur la reprise d'éléments présents chez Doyle, aisément recon-naissables de ses fidèles lecteurs, c'est souvent pour mieux les détourner, ou les inverser. Dans ces trois épisodes où le détective est toujours aussi éblouissant, le jeu est mis au service de problématiques qui touchent au plus profond : comment être Sherlock dans une société informatisée, comment vivre avec le Dr Watson sans être (ou en étant) homosexuel, comment se construire une identité propre si l'on conçoit les relations avec les autres comme fondamentalement « transférentielles » (Peter Brooks) ?
The BBC's recent Sherlock series has already renewed the narrative world created by Sir Arthur Conan Doyle in 1887. In present-day London, two young men using blogs, laptops and cell phones dash into new playful and serious adventures. Mark Gatiss and Steven Moffat, the two creators and writers of the series, managed to transpose the well-known Victorian setting, and turn Sherlock Holmes and his faithful foil Dr Watson into our immediate contemporaries. While taking up, and toying with well-identified Doylian elements, Gatiss and Moffat often undermine, or divert them for their own purposes. In those three episodes where the detective is as dazzling as in the original, playfulness is a means of raising serious problems which deeply concern us today: how can one be Sherlock in the computer age, how is it possible to live with Dr Watson without being (or while being) a homosexual, how can one reach an identity of one's own if relationships with others are basically "transferential" (Peter Brooks)?
Jean-Michel GANTEAU - « If you like, we play detective » :
intrigues en souffrance chez Peter Ackroyd,
Martin Amis et Kazuo Ishiguro
Ce qui rapproche des ouvrages aussi disparates que Hawksmoor de Peter Ackroyd, Night Train de Martin Amis et When We Were Orphans de Kazuo Ishiguro est la mise en scène de détectives « en souffrance » : qu'il s'agisse des deux protagonistes ackroydiens, de la narratrice mélancolique de Night Train, ou encore du narrateur répétant les hésitations d'un passé qu'il achoppe à se remémorer chez Ishiguro, les figures de détectives ne cessent de convoquer celle du trauma, de l'événement en souffrance, et d'un passé inassimilable, lequel ne parvient pas à, précisément, passer. Dans ces récits, le trou du trauma réinvestit l'ellipse de l'intrigue traditionnelle et exacerbe la quête en processus tout entier ordonné à une inépuisable répétition. Les figures de détectives signalent que l'enflure infinie de l'intrigue est symptôme du vide. Récits de l'impossibilité de narrer, de la faillite de l'entendement, et de la hantise, les romans policiers font le lit d'un réalisme traumatique qui scelle la vulnérabilité ordinaire du sujet contemporain.
The plots and quests of novels so apparently different as Peter Ackroyd's Hawksmoor, Martin Amis's Night Train and Kazuo Ishiguro's When We Were Orphans seem to be held up or pending, submitted to some endless process of repetition. In such novels the subject him-/herself seems to be held up in some sort of traumatic limbo: this is the case with the two Ackroydian doubles, in a haunted novel that illustrates and fleshes out the powers of belatedness; or with the deeply melancholy narrator and main protagonist of Night Train; or else with the narrator and central character of When We Were Orphans, rehearsing a past that he cannot remember. The detective figures ceaselessly solicit the figures of trauma by concentrating on the inassimilability of the past and the narrative dysfunctioning that this brings about. The three novels highlight the impossibility to narrate, the failure of understanding and the ascendance of haunting, emblematic of trauma narratives.
Vanessa GUIGNERY - “Colonel Mustard, in the billiard room, with the revolver”:
Jonathan Coe's What a Carve Up! as a postmodern whodunit
This paper proposes to confront the tenets of detective fiction and postmodernism in Jonathan Coe's What a Carve Up! (1994), principally by focusing on one of the main assumptions related to both domains, which is that they mainly entail play-fulness, either through the solving of an enigma or through parody and pastiche, and may therefore be impervious to politics and affects. The analysis of What a Carve Up! will show to what extent the novel uses and abuses the codes and conventions of the whodunit in a playful way, and displays some of the specific features of postmodernism (epistemological and ontological concerns, narrative games, self-reflexivity. . .), so that it may be seen as an example of metafictional detective story. At the same time however, the novel proposes a satire of the social and economic ills of British society during the Thatcher years and unveils collective and epidemic crimes committed during that era. The novel thus moves beyond the enclosed space and individual crimes of classic detective fiction and beyond the supposed playfulness and self-centeredness of postmodernism to encompass a broader political, social, ethical and emotional scope.
Cet article propose de confronter les principes du roman policier à ceux du post-modernisme dans What a Carve Up! (1994) de Jonathan Coe, et de se concentrer plus particulièrement sur l'une des principales idées reçues communes aux deux domaines, à savoir qu'ils reposent essentiellement sur le jeu, soit par la résolution d'une énigme soit par le biais de la parodie ou du pastiche, et sont par conséquent imperméables aux enjeux politiques et aux affects. L'analyse de What a Carve Up! montrera à quel point le roman use et abuse des codes et conventions du roman policier de façon ludique et déploie certaines des caractéristiques du postmodernisme (préoccupations épistémologiques et ontologiques, jeux narratifs, auto-réflexivité), si bien qu'on peut le considérer comme un exemple de roman de détection métafictionnel. Dans le même temps toutefois, le roman propose une satire des maux sociaux et économiques de la société britannique durant les années Thatcher et met au jour des crimes collectifs en série commis durant cette période. Le roman dépasse par conséquent l'espace clos et les crimes individuels du roman de détection classique, mais aussi la dimension prétendument strictement ludique et narcissique du postmodernisme, pour poser des questions d'ordre politique, social, éthique et émotionnel.
Françoise SAMMARCELLI - Noir de Robert Coover ou le noir revisité
Cet article examine les stratégies mises en œuvre par l'écrivain américain Robert Coover pour revisiter le roman et le film noirs dans Noir, paru en France en 2008 et aux États-Unis en 2010. Hommage ambigu et réflexif au genre, Noir en recycle les conventions dans un récit à la deuxième personne qui n'occulte pas les effets de déjà-vu et propose une version carnavalisée du noir où le corps est exposé de façon grotesque. Coover construit une trame temporelle complexe, multipliant les retours en arrière et utilisant les jeux de répétition pour mieux déstabiliser son lecteur, tandis que la prolifération des digressions et micro-récits et la spécularité appuyée célèbrent le jeu et l'énergie du langage.
This essay examines the strategies chosen by American writer Robert Coover to revisit the codes of the noir in his novel Noir, published in France in 2008 and in the USA in 2010. Noir can be read as an ambiguous and reflexive homage to a genre, the conventions of which it recycles in a second-person narrative evincing a sense of déjà-vu, and it offers us a carnivalized version of the noir involving the grotesque exposure of the body. Moreover, Coover relies on a complex inscription of time, including numerous flashbacks and repetitions, the better to destabilize his reader, while his proliferating digressions and micro-narratives, combined with insistent effects of specularity, celebrate the playful energy of language.
Christophe GELLY - The Yards (James Gray, 2000): neo-noir as generic hybrid
The Yards (James Gray, 2000) is a thriller whose connection to the genre of film noir or to its more recent neo-noir variation is problematic, since it apparently fails to evince the features attached to each form clearly. This study attempts to analyse the thematic and narrative structure of the film in order to identify both the influence of classical devices from American cinema and the presence of subtle reworkings of the noir and neo-noir tradition. Eventually, the focus of the film on the characters' distorted representation of reality and of their relationships to other protagonists suggests it should be realigned within the subjectivist perspective typical of postmodernist neo-noir.
The Yards (James Gray, 2000) est un film à suspense qui entretient des rapports problématiques avec le genre du film noir et avec sa variante plus récente, le néo-noir, parce que les traits distinctifs de ces deux genres semblent absents. Cette étude tente d'analyser la structure narrative et thématique du film afin de mettre en évidence aussi bien l'influence des procédés classiques utilisés dans le cinéma américain qu'une relecture subtile de la tradition du noir et du néo-noir. En fin de compte, la façon dont le film insiste sur l'incapacité des personnages à construire une représentation fiable de la réalité et de leurs rapports aux autres protagonistes suggère que The Yards peut se lire dans une perspective subjective et postmoderne caractéristique du néo-noir.
Hélène MACHINAL - Origine, identité (en) quête de l'humain
dans la fiction post-cataclysmique contemporaine
Le récit policier acquiert ses lettres de noblesse au cours de la seconde moitié du XIXe siècle avec Poe, Gaboriau et Conan Doyle. L'émergence du genre est indis-sociablement liée aux bouleversements ontologiques et épistémologiques dé-clenchés par un contexte de crise de la représentation, touchant en particulier l'origine et l'identité de l'être humain. La seconde moitié du XXe siècle est l'occasion d'une nouvelle crise de la représentation qui s'illustre dans les arts par le postmodernisme. Cette étude entend se pencher sur un corpus de romans britanniques contemporains mettant en scène un monde post-cataclysmique et/ou une post-humanité pour tenter d'y repérer un héritage générique, épistémologique et symbolique.
Detective novels are usually anchored in the second half of the nineteenth century with Edgar Allan Poe, Émile Gaboriau and Arthur Conan Doyle. The genre emerged as a mode of compensation to the epistemological and ontological crisis triggered by new modes of representation of mankind's origin and identity. The second half of the twentieth century witnessed a new crisis of representation illustrated in the arts by postmodernism. This study aims at deciphering a generic, epistemological and symbolic heritage in contemporary English literature staging a post-cataclysmic and/or post-human world.
Isabelle BOOF-VERMESSE - L'Histoire comme crime : apophénie et révision, le modèle du roman policier dans la littérature postmoderne américaine
Partant de la différence ontologique entre fable (« story ») et histoire (« plot ») mise à plat par le récit policier, on constate que l'évolution du genre dans sa version américaine tend à rapprocher les deux séquences. Le « détective social » perd la distance épistémologique qui fondait sa supériorité et se retrouve immergé dans la réalité historique du présent. En résulte un élargissement de la sphère de l'enquête : la méfiance vis-à-vis de l'histoire officielle est l'aboutissement du soupçon à l'égard de tout discours sur lequel se déploie le roman policier, de même que la manipulation supposée correspond à la recherche de l'auteur de l'action. Ainsi le roman d'énigme devenu roman policier évolue vers le roman du complot : il y a ubiquité du crime devenu manipulation historique. Il s'agira d'étudier le rapport entre roman policier et métafiction historique, et d'installer le roman de complot comme une transition entre le modernisme de l'un et le postmodernisme de l'autre. La révision apophanique de l'Histoire qu'accomplit le roman de complot se présenterait à la fois comme archéologie et comme production, et le soupçon du roman policier deviendrait en lui-même créatif. Cette hypothèse se fonde sur l'examen de quatre romans américains contemporains : The Crying of Lot 49 de Thomas Pynchon, Mumbo Jumbo d'Ishmael Reed, Libra de Don DeLillo et Pattern Recognition de William Gibson.
If detective fiction in general lays bares the ontological difference between story and plot, the American version of the genre tends to draw the two sequences closer. The “social detective,” now deprived of epistemological distance, inevitably loses his/her superiority as s/he gets entangled in the historical reality of the present. The scope of the investigation is widened, and distrust towards official history is the logical outcome of the pervasive suspicion against the discourse detective fiction is based on. The whodunit turned hard-boiled morphs into the novel of conspiracy, crime as manipulation of History becomes ubiquitous. Through the discussion of the relationship between detective fiction and historiographic metafiction, the novel of conspiracy will emerge as a transitional form between the modernism of the former and the postmodernism of the latter. The paranoid revision of History carried out by the novel of conspiracy would qualify at the same time as archaeology and as production. This hypothesis will be put to the test by the examination of four contemporary American novels: The Crying of Lot 49 by Thomas Pynchon, Mumbo Jumbo by Ishmael Reed, Libra by Don DeLillo and Pattern Recognition by William Gibson.