La Prose chagrine paraît en 1661, à l'aube du règne personnel de Louis XIV. À soixante-treize ans, son auteur est unanimement reconnu pour son érudition, ses nombreux ouvrages et les honneurs que lui ont valu le préceptorat du duc d'Anjou, cadet du jeune roi. Cette réussite ne le rend pas pour autant plus serein ni jovial. Esprit original, jaloux de son indépendance, digne héritier spirituel de Montaigne, mais en plus sombre, ce contemporain du Roi Soleil lui renvoie sa part d'ombre : libre et bigarrée, toute baroque dans sa composition décousue, la Prose chagrine de ce Cioran de jadis accumule avec l'énergie d'un désespoir roboratif les mille raisons de se fâcher avec l'existence, depuis la brièveté de la vie jusqu'à la maltraitance des animaux, depuis la débauche des vieux jusqu'à l'incurie des médecins, en passant par quelques dizaines d'autres sujets de mécontentement encore. Et l'auteur de louer le scepticisme, qui demeure la seule certitude raisonnable. Après deux cent pages de ce maelström pittoresque, varié, cliquetant d'exemples et coloré de mille citations piquantes, La Mothe Le Vayer conclut : « Je m'impose donc silence, pour ne passer pas les bornes que j'ai prescrites à mon chagrin. » Les nombreuses notes de bas de page qui, dans la présente édition, éclairent cette encyclopédie des égarements humains montrent que les bornes de cet esprit chagrin demeuraient larges.
Un livre à recommander à tous ceux que la couleur du temps présent n'enthousiasme pas : l'humeur incisive de La Mothe Le Vayer les vengera…