Résumés de la Revue de littérature comparée N°2/2009
Évanghélia STEAD, Astres déclinants d'Homère à Dante. Penser le paysage européen en poésie, RLC LXXXVI, n° 2, avril-juin 2009, p. 133-150.
Que gagne-t-on à lire à rebours ? Cherchant les origines du paysage européen avant ses débuts canoniques (Pétrarque, L'Ascension du Mont Ventoux, 1336), cet article épouse la voie indiquée par les poètes de la Seconde Odyssée (1843-1964, de Tennyson à Borges), qui invitent à lire le chant XXVI de l'Inferno par rapport à l'Odyssée d'Homère, sans tenir compte du fait que Dante ne connaît pas Homère de première main. Lire d'Homère à Dante permet de montrer des similitudes entre l'Odyssée, qui peine à se constituer en paysage autre que marin, et le chant XXVI de l'Inferno, navigation périlleuse et naufrage sous un ciel qui bascule et l'œil de la Nuit. Le voyage d'Ulysse de Troie vers Gibraltar et le couchant croise dès lors une étymologie (contestée) du mot Europe et soutient l'idée d'une « terre sur qui le soleil se couche ». Lire de Dante à Homère fait ressortir les astres (la Grande Ourse) comme guides sûrs de navigation, et esquisse la ligne mouvante de l'horizon quatre siècles avant le mot lui-même. Or, pour Dante, les sept étoiles glacées de la Grande Ourse marquent le pays d'Europe (Rime, C, 27-29). Dans la Commedia, les astres qui déclinent et basculent, et le mot étoiles qui clôt chaque cantique, associés à l'étoile natale de Dante (Inferno, XXVI, 23) et à son rapport personnel à Ulysse, suggèrent que le poète toscan a conscience de l'espace et du paysage européens, précisément par opposition à Inferno, XXVI. L'Europe de Dante se définit à une extrémité par Ulysse, son alter ego qui franchit les colonnes sous la voûte céleste qui bascule, et à l'autre, par Europe, la figure mythique de la jeune fille enlevée par le taureau (Paradiso, XXVII, 79-87). Guidant la lecture à rebours du temps, l'intuition poétique se révèle être un guide heuristique pour la comparaison.
Jean-Louis CORNILLE, Pot-pourri (de la Nouvelle aux Petits Poèmes en Prose), RLC LXXXVI, n° 2, avril-juin 2009, p. 151-164.
On sait que Baudelaire, qui se montrait pourtant hésitant à les traduire, refit à sa façon certains poèmes de Poe. Mais qu'en est-il des Petits poèmes en prose, auxquels Baudelaire s'attelle dès 1857, au moment où paraissent les Nouvelles histoires extraordinaires ? Il y a là, certes, invention d'un genre nouveau. Se pourrait-il que Baudelaire se soit tourné encore vers Poe pour définir la nouveauté du genre dans lequel il se lançait alors ? Aux nombreuses allusions à Poe, repérables dans Le Spleen de Paris, il n'y aurait rien d'étonnant, la relation intertextuelle fonctionnant comme un indice d'attraction générique. Dans les « Notes nouvelles sur Edgar Poe », sur lesquelles s'ouvrent les Nouvelles histoires extraordinaires, on en trouve déjà d'évidentes traces. Baudelaire y aborde de front le problème du genre chez Poe, allant même jusqu'à faire sienne la théorie de Poe sur la Nouvelle. En définissant, quatre ans plus tard, le genre nouveau dans lequel il se lance, Baudelaire a singulièrement recours aux mêmes expressions que dans ses Notes. Cependant, cette brève esquisse théorique, anticipatrice d'un genre nouveau, ne trouvera à s'affermir véritablement que dans la pratique des poèmes en prose. S'il n'est guère difficile de repérer dans « Laquelle est la vraie ? », « Un cheval de race », « Le désir de peindre » et « Les bienfaits de la lune » de nombreux emprunts à « Bérénice » et au « Portrait ovale », c'est que s'y décèle la montée d'une poésie en prose que Baudelaire inventa, un pied dans la tombe d'Edgar Poe.
Mickaëlle CEDERGREN, L'Idéal monastique chez Huysmans et Strindberg, entre réalité et fiction, RLC LXXXVI, n° 2, avril-juin 2009, p. 165-182.
Strindberg et Huysmans appartiennent à la même période mystique de fin de siècle et partagent le même rêve religieux, celui notamment de fonder une colonie d'artistes de style monastique. Alors que Huysmans réalise une partie de ses rêves en devenant oblat bénédictin et en essayant de regrouper autour de lui quelques artistes, Strindberg échouera. L'écrivain suédois ne verra jamais son rêve prendre forme tel qu'il l'aura défini avec minutie dans sa correspondance. En revanche, au lieu de devenir moine, il mettra son écriture à contribution pour faire vivre ce rêve à travers de nombreux personnages littéraires de son théâtre. Cette étude examine les deux manières différentes par lesquelles Huysmans et Strindberg ont vécu leurs rêves.
Alexandra IVANOVITCH, Borges apocryphe. Lecture de quelques versions non autorisées de la Bible, RLC LXXXVI, n° 2, avril-juin 2009, p. 183-196.
Dans un entretien, Borges confie à Osvaldo Ferrari que « l'ambition la plus élevée pour un écrivain » serait d'« écrire un cinquième Évangile ». Si l'Homère argentin n'a jamais véritablement écrit un tel apocryphe, tout un pan de son œuvre poétique jusqu'ici peu étudié s'éclaire au regard de ce rêve d'écrivain. L'apocryphe révélant en négatif le canon, ces poèmes qui se présentent comme des fictions d'apocryphes nous permettent de relire la Bible à la lumière de ces versions « cachées » de l'Écriture. Le poète fait œuvre de mythocritique biblique en creux, et le travail de réécriture est une exégèse décapante des procédés stylistiques qui sous-tendent le message évangélique. En somme, Borges apocryphe, ou la version non autorisée de l'Encyclopédie littéraire de la Bible.