Le voyage procure la cuisante et singulière révélation qu'il existe un lieu où je ne suis habituellement pas et qui semble néanmoins se satisfaire de cette vacuité existentielle. Le second voyage va mettre en perspective une pareille faille ontologique entre un avant qui n'est plus et un présent qui en rappelle l'empreinte sur le mode mineur et décoloré de l'écart. De nouveau à Londres ou à Rome, après le long exil de la vie, Chateaubriand y « écoute le silence » dans des lieux qu'il connut « pauvre émigré » ou amant heureux et qui lui parlent maintenant de la « poétique des morts ». Custine découvre une Suisse qui s'ouvre à la modernité, c'est-à-dire au déclin ; et Loti, de retour à Constantinople en 1890, y pressent l'acte de décès de l'Empire ottoman et une autre forme de modernité qui va rendre de « très vieilles humanités incompréhensibles pour nous et presque fabuleuses ». Seuls les historiens issus de la Congrégation de Saint-Maur dont parle ici Daniel-Odon Hurel semblent échapper à cette malédiction du retour : morts au monde par nécessité d'état, ils vivent dans une Église éternelle dont les couvents qu'ils visitent pour la mémoire de la foi et la sanctification des élus sont les reliquaires en dehors du temps. On ne voyage donc jamais impunément. Et le voyageur immobile qu'est l'écrivain-voyageur à sa table apparaît sans doute comme le plus paradoxal des artistes. Il doit se cacher au monde pour le reproduire, fermer les yeux pour voir, revenir sur ses pas pour ouvrir le chemin, regretter pour posséder, écrire pour voyager.