L'écriture fragmentaire vit d'un paradoxe qu'elle instaure et dénonce : nier la totalité, dont nul fragment ne peut faire l'économie... Nécessité spirituelle, métaphysique, ou simplement intellectuelle, c'est en effet la totalité qui ouvre, par son absence, son bris, sa contestation, un espace au fragment, à la compréhension même du mot « fragment ».
Or l'écriture contemporaine investit le fragment de la mission périlleuse de réfuter toute pensée totalitaire, au point de tenter désespérément de faire du fragment sans passer par le stade d'un tout, fût-il violenté. Fascination des écritures antiques qui eurent la chance d'être perdues ou mocelées... le fragment rêve de mimer la condition même de l'écriture : le retrait, la perte, le silence de l'origine qui engloberait les morceaux épars et leur donnerait sens. Archéologie antique, usage classique, rêve romantique, poétique moderne, le fragment se tourne nostalgiquement vers un absolu dont il simule l'impossibilité dans le langage. Aléatoire et sacré, mélancolique et énergique, il éprouve le vertige de l'illimité dans une forme infime.
Qu'il soit rumination d'une parole toujours-déjà retirée, coup de sonde poético-ontologique, ou bricolage systématique, il somme l'écriture de s'interroger et, en deçà, l'existence elle-même.