Pigiste ou rédacteur en chef aux ordres d'un propriétaire, souvent prisonnier des notables ou des coteries, Edgar Allan Poe ne fut jamais vraiment libre de s'exprimer. Les contraintes qui pesèrent sur sa carrière de journaliste explique bien des faiblesses ou des contradictions d'une œuvre critique beaucoup plus riche qu'on le croit (855 articles ou comptes rendus sont recensés en appendice).
Mais Poe porte aussi des masques : inventeur du journalisme à sensation, polémiste par goût autant que par nécessité, il prend part à toutes les querelles de son époque et pose désespérément à l'arbitre du goût de la jeune République des Lettres américaines.
Cette étude de « l'homme dans son espace et dans son temps » — préalablement indispensable à toute analyse de la pensée de Poe — autorise l'examen systématique de ses goûts littéraires qui nous réserve quelques surprises : réquisitoire contre le genre gothique et le roman à la mode, mise en cause des valeurs fondamentales du romantisme contemporain, l'œuvre critique de Poe, inaugurée dans les contes parodiques et satiriques du « Club de l'In Folio » apparaît dans sa rigueur et ses exigences véritablement « disciplinaires » comme le plus lucide des plaidoyers en faveur d'un art concerté dans lequel « l'amour analytique de la Beauté » s'exprime par la maîtrise des procédés de composition.
Débarassée de ses scories, la poétique de Poe, nourrie par un système métaphysique qui la légitime, apparaît alors dans sa lumineuse cohérence. Dieu seul est artiste, nous enseigne Eureka, le grand manifeste négligé ; en proférant le cosmos harmonique, il a épuisé à jamais la poésie. L'Univers, poème de Dieu, système de forces dessinant une figure dynamique dans une double géométrie de l'espace et du temps, est le lieu où s'inscrit et se masque à la fois toute Beauté.
À l'homme ne reste que la nostalgie de sa divinité perdue dont témoigne l'Imagination, faculté rédemptrice qui l'informe du devenir du monde, de sa tendance vers l'unité reconstituée.
Au poète terrestre ne reste que la « mélodie mortelle », écho dégradé d'une Poésie indicible, humble chant dont le seul but est de raviver le désir de Beauté autre.
Les théories de Poe sur le didactisme, l'effet, la communication, l'imagination, l'unité, la beauté et le vers posent donc les fondements d'une « Poétique théologique », tandis que les règles de composition du conte et du poème débouchent sur une symbolique de la forme où l'on peut voir les signes avant-coureurs du formalisme moderne.
En effet, même si Dieu demeure, référent transcendant qui légitime toute activité esthétique, la poétique de Poe invente la combinatoire des formes signifiantes et célèbre sans relâche le triomphe des formes.