" Elle n'a qu'une seule photographie de lui, un tirage en noir et blanc. Elle la garde soigneusement, parce que c'est pratiquement tout ce qu'il lui reste de lui. C'est une photo d'eux ensemble, elle et cet homme, en train de pique-niquer. À moitié tournée vers lui, elle sourit comme elle ne se souvient pas d'avoir jamais souri à quiconque depuis. Il sourit aussi, mais il lève la main devant l'appareil, comme pour le repousser. Comme pour la repousser, afin qu'à l'avenir elle ne se retourne pas sur leur histoire. Comme pour la protéger.
La photo a été coupée ; un tiers du cliché a été enlevé. Dans le coin inférieur gauche, il y a une main, sectionnée au poignet, en appui sur l'herbe. C'est la main de l'autre, celle qui est toujours sur la photo, qu'on la voie ou pas. La main qui va coucher les choses sur le papier.
Comment ai-je pu être aussi ignorante? se demande-t-elle. Aussi stupide, aussi aveugle, aussi portée à l'insouciance. Mais sans cette ignorance, sans cette insouciance, comment pourrionsnous vivre? Si on savait ce qu'il va se passer, si on savait tout ce qu'il va se passer ensuite – si on connaissait d'avance les conséquences de ses actes –, on serait condamné. On ne mangerait ni ne boirait ni ne rirait ni ne sortirait jamais de son lit le matin. On n'aimerait jamais personne, on n'aimerait jamais une seconde fois. On n'oserait jamais.
Tout ce qu'il lui reste, à présent, c'est la photo. Et l'histoire de la photo.
La photo est une photo de bonheur, pas l'histoire. Le bonheur est un jardin enfermé derrière des murs en verre : il n'y a pas moyen d'y entrer ni d'en sortir. C'est la perte, le regret, le malheur et le désir qui font avancer l'histoire au gré de son cheminement tortueux. "