Seul avec lui-même, sur les rives du Danube, au cours d'une de ses expéditions contre les peuplades qui assiègent son empire, Marc Aurèle rédige en grec, le soir venu, dans sa tente de commandement, l'ordre du jour qu'il s'intime à lui-même, composant ainsi, à l'aube du grand affrontement entre le polythéisme païen et les monothéismes juif et chrétien, ce bréviaire personnel de morale, qui ne laisse pas de nous interroger.
L'empereur Marc Aurèle fut le dernier des grands stoïciens. Après le temps des philosophes, vint celui des martyrs, qui furent les premiers Témoins d'une foi nouvelle, mais aussi les derniers vrais « chrétiens ». Emportés par l'enthousiasme dans le sillage du Rédempteur crucifié qui leur avait ouvert la voie du jardin des Supplices et bousculant, au mépris de leur vie misérable, l'ordre établi par Rome, ils s'étaient élancés vers les amphithéâtres, où ils avaient fait les frais du lever de rideau sur la Cité de Dieu.
La morale de Marc Aurèle, délivrée de tout enthousiasme fanatique, nous parvient aujourd'hui comme le fruit d'une passion calme et non feinte au service du bien public. Dans ses Soliloques, où « les dieux » vaquent en silence, on découvre que la « piété » n'était pas un vain mot pour ce moraliste païen, lucide et sincère, qui écrivait, pour sa propre gouverne : « Ce qui n'est pas utile à la ruche n'est pas non plus utile à l'abeille » (VI, § 4)