" Un parler ouvert ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l'amour " (III, 1, p. 794). Un parler ouvert est un parler affranchi et non pas retenu par la crainte, inhibé par l'avarice du cœur, contrôlé par les conventions ; un parler affranchi est un parler qui affranchit. Montaigne nous interpelle, il nous provoque à la parole, non certes pour que nous ajoutions encore au " fourmillement " de commentaires académiques qui aujourd'hui finissent par étouffer son propos –; " ce livre en a assez, il n'y a meshuy plus que dire " (III, 13, p. 1067) –; mais pour que nous nous découvrions à l'épreuve des " Essais " et que nous nous exprimions, à la faveur de cette " entreglose ". On ne lit pas les " Essais ", ce sont eux qui nous lisent et nous déchiffrent. Tel est le " suffisant lecteur " ; qu'il inventorie son âme au miroir de celle de Montaigne, comme Montaigne découvrait la sienne propre à travers ses auteurs favoris, et c'en est fait du " doctus cum libro " si chacun n'est savant que de soi-même. La véritable " suffisance " n'est pas l'autorité donnée par un savoir accumulé, mais cette fécondité acquise d'une ouverture à qui nous interpelle. Ainsi les " Essais ", inachevés par essence, font leur jeu de cette mise en abyme de mille et une intériorités, qui se creusent en cet entretien infini. Le privilège de ceux qui aujourd'hui s'expriment ne saurait leur donner qu'un devoir, celui de ne se point départir d'une grande humilité.