Cédant aux commandements d’une mémoire très sûre, l’auteur d’Un jour raconte ici – pour la première fois – les trente mille jours qui firent une vie d’homme à cheval sur deux siècles et une carrière de grand écrivain. Autobiographie ? Bien davantage. On verra que, privé des artifices de la fiction, le charme singulier de Maurice Genevoix joue ici plus puissamment encore que dans aucun de ses livres. D’une enfance sur les bords de la Loire au secrétariat perpétuel de l’Académie française en passant – surtout – par l’effrayante déchirure de la Grande Guerre, ces pages évoquent neuf décennies de fidélité à soi-même : fidélité à l’essentiel, tendresse et vigilance généreuse accordée aux rythmes profonds de la vie. On le suit pas à pas, liés à lui par une sorte de connivence secrète. Qu’il évoque une marche du brame dans les forêts de Sologne, le regard de ses compagnons massacrés dans la boue des Éparges ou les premières terreurs d’un enfant découvrant la mort, il témoigne de la même douceur obstinée, de la même « justesse » qui nous font complices fraternels de sa mémoire.
Voilà, certes, un extraordinaire document sur un siècle de folies modernes et d’exil bétonné, un rappel têtu des évidences vers lesquelles nous ramènent les grands désarrois du moment ; voilà aussi le chef-d’œuvre accompli d’un de nos grands écrivains. Mais il y a, décidément, autre chose dans ces Trente mille jours paisiblement restitués. L’illustration – et l’explication – du « mystère Genevoix » qui vaut aujourd’hui à l’écrivain, à un âge où l’on cède ordinairement aux honneurs et au silence, les faveurs d’un jeune public. Rejoint, sur le tard, par la sensibilité d’une époque désemparée, reconnu et spectaculairement retrouvé, qui mieux que lui pouvait nous murmurer : « Voyez vous-même que je n’ai rien trahi ni jamais renoncé. » Ces pages providentielles nous sont, d’une certaine manière, personnellement adressées. Ces Mémoires rêveurs sont un peu – et toutes générations confondues – les nôtres.