« Pas de nostalgie, disait mon ami Zaltz, surtout pas de nostalgie ! » - et il est mort. Alors j’ai pris la grande chemise jaune, je me suis fait une place entre les deux machines à écrire, j’ai sorti de ma poche mon vieux crayon, celui avec lequel j’avais fait le romancier autrefois, celui-là ou un autre qui lui ressemble, et j’ai essayé de penser à quelque chose…
Mais de l’Espagne des rois très catholiques à l’Amérique des immigrants, de mon village polonais à côté du fleuve aux rives d’Indochine, et du Paris polyglotte d’avant guerre au carré juif presque clandestin du cimetière de Bagneux, rien ne semblait exactement à sa place, non plus que le destin de ceux, grands ou petits hommes, qui avaient dû remplir de leur existence singulière tant de lieux singuliers, et dont le souvenir, pour de vrai ou pour de rire, peu à peu s’efface. Rien à sa place, non, et cette langue non plus, bientôt disparue, dont il me faut, coup de crayon après coup de crayon, retrouver les accents – et c’était ma langue, comprenez-vous ?
Alors j’ai pensé à ma fille Rita, qui fait parler les dingos sur des divans, à Ivan le paléographe, celui qui lit sur les pierres les mystères des vieux Grecs, à Aaron de Cardina, montreur d’ours, roi des juifs et créateur pour lui seuil de langages inouïs, à combien d’autres encore qui ont fait un jour entendre leur voix dans ma vie à moi, Berl Lourson, et sans doute dans la vôtre aussi, qui sait ? Et puis je me répétais les mots de mon ami Zaltz : « Pas de nostalgie, pas de nostalgie », et, bien sûr, rien ne venait, Taïbèlè me pardonne, je ne suis pas écrivain.